Introduction.
La
formation et la trajectoire historique du peuple cubain sont caractérisées par
la présence africaine, une présence attestée par le premier Africain rendu
esclave et transporté sur l’île au XVIe siècle[1].
A Cuba, la pensée de l’Afrique est devenue un composant essentiel de la
personnalité de la musique, des religions, de l’art culinaire, de la
littérature et des autres manifestations culturelles qui proviennent de ce
continent. Les traditions religieuses d’origine africaine, s’étant constituées
en noyaux de résistance culturelle, ont préservé les cosmogonies des divinités
africaines, une philosophie, un ensemble de mythes, de légendes et de contes.
Dans
cet espace que nous offre la deuxième édition du Salon international du Livre
et des Arts de Libreville, nous prenons la parole dans le contexte d’une mise
en dialogue entre l’anthropologie, l’histoire et la littérature. Notre corpus
est constitué des textes des anthropologues cubains tels que Fernando ORTIZ (1881-1969),
Lydia CABRERA (1898-1991) et Rómulo LACHATAÑERÉ (1909-1952). A l’aide de
l’herméneutique comme méthode d’analyse, nous avons organisé cette étude en
deux grandes articulations. La première articulation va situer la naissance de
l’ethnologie à Cuba et donner à lire les méthodes employées par les auteurs de
ladite science. La deuxième articulation évoquera les enjeux d’une
anthropologie qui puise dans la littérature orale d’origine africaine.
I/ Naissance de l’anthropologie à
Cuba et méthodes utilisées.
L’historiographie
cubaine mentionne Fernando ORTIZ, Lydia CABRERA et Rómulo LACHATAÑERÉ comme des
pionniers de l’ethnologie cubaine. A ce sujet Jorge CASTELLANOS nous offre un
magnifique ouvrage sur ces trois figures citées ( Miami, 2003- Pioneros de la
etnografía afrocubana). Le terme « anthropologie » est celui que nous
utilisons dans cette étude, car il nous semble constituer la dernière étape
dans la triade ethnographie, ethnologie et anthropologie. Nous rappellerons ici
que l’ethnographie, qui désigne la transcription des données premières sur le
terrain, est souvent considérée comme la phase initiale de toute recherche
ethnologique. L’ethnologie, deuxième étape, permet l’interprétation desdites données.
L’anthropologie, qui englobe les deux premières étapes, se définit alors comme
science de l’homme, en tant qu’elle est l’étude des caractères somatiques
généraux ou distinctifs des êtres humains. Elle est censée rendre compte de la
diversité humaine et surtout permettre l’étude des populations à tradition
orale nous disent Marie-Odile GERAUD et
Olivier LESERVOISIER dans Les notions
clés de l’ethnologie (Armand colin, 2007).
Lorsque
Cuba accède à son indépendance en 1898, après une longue guerre qui a débuté en
1868 par des insurrections de la part des esclaves, la classe dirigeante
s’accorde à construire la nation cubaine. C’est à ce moment là que se pose véritablement
le problème du Nègre et de sa culture.
La
construction de la nation cubaine est assise sur l’idéologie du XIXe siècle. La
traite négrière et l’esclavage sont en voie d’extension mais les mentalités, la
peur du nègre et de ses pratiques religieuses demeurent. La littérature des premières années de la
République cubaine est l’expression, mieux la traduction de la relation que
l’ancien maître (le blanc) entretient avec l’ancien esclave (le noir). C’est
une approche du nègre qui est faite à partir des écrits des pratiquants d’esclaves
et des théoriciens de l’ethnologie de la criminologie, basée sur la
classification des races. Toutes ces études sur le nègre démontrent qu’il est
de race inférieure ; il ne peut se voir attribuer le statut « d’homme »
et sa religion n’est que sorcellerie. C’est ce contexte qui va donc créer les
ouvrages tels que Les nègres esclaves,
Les nègres sorciers qui constituent
la pègre afro-cubaine.
Dans
ses premiers ouvrages, Fernando ORTIZ décrit en effet la religion du nègre, les
chants qui accompagnent les rituels, la musique d’origine africaine avec ses
composantes (instruments comme le bata et les branches d’arbres, le rythme, les
costumes des danseurs). Après analyse, il semble que l’objet d’étude était bien
cerné mais pas connu, pas compris car pas analysé avec des outils méthodologiques
qui aideraient à la compréhension de ces aspects culturels. Par ces écrits,
Fernando ORTIZ n’a fait que compliquer, voire rendre impossible la relation
interraciale. Une attitude qui conduit à l’exclusion, à la marginalisation et à
la stigmatisation du nègre dans la jeune République. C’est une propagande de
déni qui est faite à l’endroit dudit nègre, lui, d’origine africaine qui a fait
la grandeur de l’île durant les temps coloniaux.
Dans
son étude critique du sujet culturel publié chez L’Harmattan, Edmond CROS
écrit : « La notion de sujet culturel relève donc avant tout de
la problématique de l’appropriation du langage dans ses rapports avec la
formation de la subjectivité d’une part, et avec des processus de socialisation
de l’autre. Le sujet ne s’identifie pas au modèle culturel, c’est au contraire
ce modèle culturel qui le fait advenir comme sujet. »[2]
Cette
citation permet de mieux cerner la problématique du nègre dans les Amériques
dites noires et particulièrement à Cuba. Après avoir décrété la race blanche
comme étant la race supérieure, reléguant toutes les autres dans les sphères
inférieures de la Civilisation, la mesure de toutes les cultures a été dès lors
celle à partir de ladite race supérieure. Pour Fernando ORTIZ, le nègre a été
esclave pendant des siècles et donc ne peut accéder à la culture de l’élite
blanche. Et c’est là que réside toute la problématique de l’état nation.
En
revisitant la critique de Edmond CROS sur le sujet culturel, il définit la
culture de la manière suivante : « La culture peut être définie-
entre bien d’autres définitions possibles- comme un espace idéologique dont la
fonction objective consiste à ancrer une collectivité dans la conscience qu’elle
a de son identité. Son premier caractère est donc d’être spécifique : elle
n’existe que dans la mesure où elle se différencie des autres et ses limites
sont balisées par un système d’indices de différenciation. Elle fonctionne
comme une mémoire collective qui sert de référence et elle est en conséquence
vécue officiellement comme gardienne de continuité et garante de la fidélité
que le sujet collectif se doit de garder envers l’image qui lui est ainsi
donnée de lui-même. »[3]
C’est
dans ce sens que Lydia CABRERA et Rómulo
vont approcher le nègre, l’étudier, tout en remettant en cause les
études sur les religions afro-cubaines abordées sous l’aspect de la pathologie
sociale et mentale, dans une conception évolutionniste propre au début du XXe
siècle. Dans le cas de CABRERA, celle-ci va parcourir l’île pour rencontrer les
noir-e-s. A la différence de Fernando ORTIZ, Lydia CABRERA a toujours été au contact
des tatas noires qui ont bercé son enfance avec des contes, des mythes,
légendes et chansons d’origine africaine.
Pour
nous, les années 30 et 40 marquent l’anthropologie et l’histoire de la
littérature à Cuba. Depuis 1930 Lydia CABRERA
noue des relations avec des informateurs qui sont des descendants
d’esclaves, assiste à des cérémonies religieuses des lucumi et congo. Elle se
laisse raconter les mythes, et contes d’origine africaine, desquels elle
extrait des éléments basiques de la conception du monde africain :
l’animisme et la magie. Lydia CABRERA note des données sur les cultes
africains, apprend à penser comme eux tout en essayant d’être le plus loin
possible de l’appareil idéologique. Le corpus de Lydia CABRERA est basé sur la
religion d’origine africaine, certes, mais simplement parce que c’est cette
religion traditionnelle d’origine africaine qui confère la pensée philosophique
et par delà la culture.(Mbog Bassong).
La
religion légitime donc la pensée philosophique africaine qui est également
l’expression de l’animisme. Les contes nègres de Cuba, parus en 1938 en sont le
parfait exemple. C’est un recueil de contes, mythes et légendes d’origine
africaine que Lydia CABRERA a sauvé de l’oubli. Beaucoup d’entre eux sont
donnés à lire dans leurs forme et contexte africain ; d’autres par contre
ont été réélaborés.
Rómulo
LACHATAÑERÉ se lance dans la description
des religions afro cubaines, plus précisément celles lucumi. Pour lui, ces
religions constituent une source vive de musique, de danse et de littérature
sociale. L’anthropologue part d’un constat ; ni les pratiquants de la
traite négrière, ni les commerçants, ni même les africains responsables de
ladite traite sur le continent africain ne connaissaient toutes les régions
intérieures et par extension toutes les langues des africains rendus esclaves.
Cet état de fait a donc occasionné des confusions terribles dans la prise des
quelques données existantes. De là, Rómulo LACHATAÑERÉ se donne comme objectif de parcourir La
Havane pour recueillir des informations, en discutant directement avec les
concernés de son étude et en assistant à des cérémonies, après avoir lié
d’amitié avec des professionnels du culte yoruba. Tout ce travail sur le
terrain donnera lieu à ! Oh, mío
Yemayá ! publié en 1936 et Manual de santería en 1942.
Lydia
CABRERA et Rómulo LACHATAÑERÉ ont une
approche méthodologique scientifique que
préconise MALINOWSKI dans la recherche anthropologique sociale et culturelle. La
recherche doit s’inscrire dans la durée ; ce qui permet une observation
participante, directe des sociétés qui constituent l’objet d’étude. Cette
période permet également au chercheur de se familiariser avec son sujet tout en
apprenant leur langue et en faisant contre les préjugés. Un autre aspect non
moins négligeable est d’attribuer la parole aux observés ; et c’est ce que
font nos deux anthropologues.
II/Anthropologie et
littérature : enjeux.
L’espace
que nous offre la deuxième édition du Salon International du Livre et des Arts
de Libreville, dans le thème « l’Afrique au carrefour du livre et des Arts »,
est un lieu de rencontre pour découvrir aussi l’Afrique présente dans les
Amériques noires, une Afrique qui se laisse raconter cette fois par le biais de
l’écriture. Stira Ndong ne disait il pas qu’il joue du mvett sur du
papier ?
Titrer
la deuxième partie de cette communication anthropologie et littérature :
quels enjeux ? c’est simplement le rappel de la relation entre les deux
disciplines. L’anthropologie se nourrit
et puise dans la tradition orale. Dans le cas de Cuba qui est notre cadre de
recherche, les anthropologues cubains de la première moitié du XXe siècle font la collecte des récits oraux d’origine
africaine ; des récits qui sont arrivés au lecteur d’aujourd’hui grâce à
la mémoire des descendants d’esclaves. Une fois les données collectées et
organisées, elles sont mises en écriture, après évidemment des phases de traduction
et de transcription par les « auteurs ». Les récits qui constituent
notre corpus donnent également à lire l’évocation de l’Afrique, les différentes
étapes historique et culturelle dans la construction du noir, puis les
conditions sociale, économique et politique dudit noir. Les récits fondateurs
des textes demeurent ceux sur les systèmes de croyances d’origine africaine.
Ces discours anthropologiques s’inscrivent dans le contexte de la négritude,
donc de sa réception et de son appropriation dans les Caraïbes. Lesdits
discours donnent à connaître l’espace culturel et philosophique de cette autre
population cubaine. Les éléments culturels noirs constituent une résistance et
une possibilité dans l’avenir.
Louis
Van DELFT écrit dans Littérature et anthropologie
que la littérature constitue comme le forum, le lieu de tous le plus commun où
la nature humaine se donne à connaître. Cette pensée semble traduire la
continuité qui existe entre l’oralité et l’écriture, le livre devenant ainsi un
médium. La tradition se poursuit dans le livre et de ce fait le livre devient
une représentation du passé absent. Nous n’allons pas nous étendre sur la
problématique du passage oral au passage écrit, la lettre et la voix pour
reprendre le titre de Paul Zumthor. Nous rappellerons simplement que « l’émotion étant
nègre » elle va se perdre dans la transcription. Et quand à l’écriture,
voici ce que pense Jack GOODY, dans Entre
l’oralité et l’écriture.
« Par
le monde entier, les techniques de l’écriture ont été employées pour acquérir,
c'est-à-dire aliéner, la terre des peuples de l’oralité. C’est un instrument
très puissant, dont l’emploi est rarement dépourvu de signification sociale,
économique et politique…Là où il y a écriture, les « classes » ne
sauraient être loin. »
D’autres
nous ont précédé dans ce champ. Toutefois la particularité du discours
anthropologique dans Les Caraïbes réside dans son genre : le conte. L’écriture
est un pouvoir car les écrits persistent à travers le temps. Le conte afro-cubain,
souvent ethnologique, autorise la création d’archives, de collectes de données
et des textes fondateurs qui éclairent et ouvrent des voies aux futures
générations. Le conte est une forme brève proche de l’oral. Le conte
ethnologique est le témoin de la société dans laquelle il est créé et prononcé.
Il est le vecteur d’une identité culturelle. Et pour finir, dans L’effet d’écriture en anthropologie,
georges BALANDIER déclare que
« l’anthropologie est aussi ce qu’est la littérature, c'est-à-dire une
recherche permanente de ce qui constitue l’expérience humaine dans sa totalité
et son continuel devenir.
BIBLIOGRAPHIE
CABRERA, , Lydia (1989); Cuentos negros de Cuba. Barcelona, Icaria.
(1972) _ Por qué…Cuentos negros de Cuba. Madrid,
Colección del chicherukú en el exilio.
(1971 )
Ayapá; Cuentos de Hicotea.
Zaragoza, Ediciones universal, 1971.
CASTELLANOS, Jorge,
CROS,
E (2005); Le sujet culturel.
Sociocritique et psychanalyse. Paris, L’harmattan.
DELFT, Louis Van, Littérature et anthropologie. Paris, Puf, 1993.
GEERTZ, Clifford, Ici et Là-bas. L’anthropologue
comme auteur. Paris, Editions Métailié, 1996.
GILBERT, Muriel, L’identité
narrative. Une reprise à partir de Freud
de la pensée de Paul Ricoeur. Genève,
Labor et fides. 2001.
LACHATAÑERÉ,
Rómulo, El sistema religioso de los
afrocubanos. La Habana, Editorial de ciencias sociales. 1992.
ORTIZ, Fernando (1906) , El Hampa afrocubana; Los negros brujos (Apuntes para un estudio de
etnologia criminal). Madrid, Ed América, .
-Los negros esclavos
-Los negros curros
(1913 ) - Entre Cubanos; psicología tropical. La Habana, Ciencias sociales,
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