lundi 1 avril 2013

L'AFRIQUE AU CARREFOUR DU LIVRE ET DES ARTS (SILAL): L’oralité africaine bantoue à Cuba dans la première moitié du XX siècle : Méthodes et Enjeux.

Introduction.
La formation et la trajectoire historique du peuple cubain sont caractérisées par la présence africaine, une présence attestée par le premier Africain rendu esclave et transporté sur l’île au XVIe siècle[1]. A Cuba, la pensée de l’Afrique est devenue un composant essentiel de la personnalité de la musique, des religions, de l’art culinaire, de la littérature et des autres manifestations culturelles qui proviennent de ce continent. Les traditions religieuses d’origine africaine, s’étant constituées en noyaux de résistance culturelle, ont préservé les cosmogonies des divinités africaines, une philosophie, un ensemble de mythes, de légendes et de contes.
Dans cet espace que nous offre la deuxième édition du Salon international du Livre et des Arts de Libreville, nous prenons la parole dans le contexte d’une mise en dialogue entre l’anthropologie, l’histoire et la littérature. Notre corpus est constitué des textes des anthropologues cubains tels que Fernando ORTIZ (1881-1969), Lydia CABRERA (1898-1991) et Rómulo LACHATAÑERÉ (1909-1952). A l’aide de l’herméneutique comme méthode d’analyse, nous avons organisé cette étude en deux grandes articulations. La première articulation va situer la naissance de l’ethnologie à Cuba et donner à lire les méthodes employées par les auteurs de ladite science. La deuxième articulation évoquera les enjeux d’une anthropologie qui puise dans la littérature orale d’origine africaine.


I/ Naissance de l’anthropologie à Cuba et  méthodes utilisées.
L’historiographie cubaine mentionne Fernando ORTIZ, Lydia CABRERA et Rómulo LACHATAÑERÉ comme des pionniers de l’ethnologie cubaine. A ce sujet Jorge CASTELLANOS nous offre un magnifique ouvrage sur ces trois figures citées ( Miami, 2003- Pioneros de la etnografía afrocubana). Le terme « anthropologie » est celui que nous utilisons dans cette étude, car il nous semble constituer la dernière étape dans la triade ethnographie, ethnologie et anthropologie. Nous rappellerons ici que l’ethnographie, qui désigne la transcription des données premières sur le terrain, est souvent considérée comme la phase initiale de toute recherche ethnologique. L’ethnologie, deuxième étape, permet l’interprétation desdites données. L’anthropologie, qui englobe les deux premières étapes, se définit alors comme science de l’homme, en tant qu’elle est l’étude des caractères somatiques généraux ou distinctifs des êtres humains. Elle est censée rendre compte de la diversité humaine et surtout permettre l’étude des populations à tradition orale nous disent Marie-Odile  GERAUD et Olivier LESERVOISIER dans Les notions clés de l’ethnologie (Armand colin, 2007).
Lorsque Cuba accède à son indépendance en 1898, après une longue guerre qui a débuté en 1868 par des insurrections de la part des esclaves, la classe dirigeante s’accorde à construire la nation cubaine. C’est à ce moment là que se pose véritablement le problème du Nègre et de sa culture.
La construction de la nation cubaine est assise sur l’idéologie du XIXe siècle. La traite négrière et l’esclavage sont en voie d’extension mais les mentalités, la peur du nègre et de ses pratiques religieuses demeurent.  La littérature des premières années de la République cubaine est l’expression, mieux la traduction de la relation que l’ancien maître (le blanc) entretient avec l’ancien esclave (le noir). C’est une approche du nègre qui est faite à partir des écrits des pratiquants d’esclaves et des théoriciens de l’ethnologie de la criminologie, basée sur la classification des races. Toutes ces études sur le nègre démontrent qu’il est de race inférieure ; il ne peut se voir attribuer le statut « d’homme » et sa religion n’est que sorcellerie. C’est ce contexte qui va donc créer les ouvrages tels que Les nègres esclaves, Les nègres sorciers qui constituent la pègre afro-cubaine.
Dans ses premiers ouvrages, Fernando ORTIZ décrit en effet la religion du nègre, les chants qui accompagnent les rituels, la musique d’origine africaine avec ses composantes (instruments comme le bata et les branches d’arbres, le rythme, les costumes des danseurs). Après analyse, il semble que l’objet d’étude était bien cerné mais pas connu, pas compris car pas analysé avec des outils méthodologiques qui aideraient à la compréhension de ces aspects culturels. Par ces écrits, Fernando ORTIZ n’a fait que compliquer, voire rendre impossible la relation interraciale. Une attitude qui conduit à l’exclusion, à la marginalisation et à la stigmatisation du nègre dans la jeune République. C’est une propagande de déni qui est faite à l’endroit dudit nègre, lui, d’origine africaine qui a fait la grandeur de l’île durant les temps coloniaux.
Dans son étude critique du sujet culturel publié chez L’Harmattan, Edmond CROS écrit : « La notion de sujet culturel relève donc avant tout de la problématique de l’appropriation du langage dans ses rapports avec la formation de la subjectivité d’une part, et avec des processus de socialisation de l’autre. Le sujet ne s’identifie pas au modèle culturel, c’est au contraire ce modèle culturel qui le fait advenir comme sujet. »[2]
Cette citation permet de mieux cerner la problématique du nègre dans les Amériques dites noires et particulièrement à Cuba. Après avoir décrété la race blanche comme étant la race supérieure, reléguant toutes les autres dans les sphères inférieures de la Civilisation, la mesure de toutes les cultures a été dès lors celle à partir de ladite race supérieure. Pour Fernando ORTIZ, le nègre a été esclave pendant des siècles et donc ne peut accéder à la culture de l’élite blanche. Et c’est là que réside toute la problématique de l’état nation.
En revisitant la critique de Edmond CROS sur le sujet culturel, il définit la culture de la manière suivante : « La culture peut être définie- entre bien d’autres définitions possibles- comme un espace idéologique dont la fonction objective consiste à ancrer une collectivité dans la conscience qu’elle a de son identité. Son premier caractère est donc d’être spécifique : elle n’existe que dans la mesure où elle se différencie des autres et ses limites sont balisées par un système d’indices de différenciation. Elle fonctionne comme une mémoire collective qui sert de référence et elle est en conséquence vécue officiellement comme gardienne de continuité et garante de la fidélité que le sujet collectif se doit de garder envers l’image qui lui est ainsi donnée de lui-même. »[3]
C’est dans ce sens que Lydia CABRERA et Rómulo  vont approcher le nègre, l’étudier, tout en remettant en cause les études sur les religions afro-cubaines abordées sous l’aspect de la pathologie sociale et mentale, dans une conception évolutionniste propre au début du XXe siècle. Dans le cas de CABRERA, celle-ci va parcourir l’île pour rencontrer les noir-e-s. A la différence de Fernando ORTIZ, Lydia CABRERA a toujours été au contact des tatas noires qui ont bercé son enfance avec des contes, des mythes, légendes et chansons d’origine africaine.
Pour nous, les années 30 et 40 marquent l’anthropologie et l’histoire de la littérature à Cuba. Depuis 1930 Lydia CABRERA  noue des relations avec des informateurs qui sont des descendants d’esclaves, assiste à des cérémonies religieuses des lucumi et congo. Elle se laisse raconter les mythes, et contes d’origine africaine, desquels elle extrait des éléments basiques de la conception du monde africain : l’animisme et la magie. Lydia CABRERA note des données sur les cultes africains, apprend à penser comme eux tout en essayant d’être le plus loin possible de l’appareil idéologique. Le corpus de Lydia CABRERA est basé sur la religion d’origine africaine, certes, mais simplement parce que c’est cette religion traditionnelle d’origine africaine qui confère la pensée philosophique et par delà la culture.(Mbog Bassong).
La religion légitime donc la pensée philosophique africaine qui est également l’expression de l’animisme. Les contes nègres de Cuba, parus en 1938 en sont le parfait exemple. C’est un recueil de contes, mythes et légendes d’origine africaine que Lydia CABRERA a sauvé de l’oubli. Beaucoup d’entre eux sont donnés à lire dans leurs forme et contexte africain ; d’autres par contre ont été réélaborés.  
Rómulo LACHATAÑERÉ  se lance dans la description des religions afro cubaines, plus précisément celles lucumi. Pour lui, ces religions constituent une source vive de musique, de danse et de littérature sociale. L’anthropologue part d’un constat ; ni les pratiquants de la traite négrière, ni les commerçants, ni même les africains responsables de ladite traite sur le continent africain ne connaissaient toutes les régions intérieures et par extension toutes les langues des africains rendus esclaves. Cet état de fait a donc occasionné des confusions terribles dans la prise des quelques données existantes. De là, Rómulo LACHATAÑERÉ  se donne comme objectif de parcourir La Havane pour recueillir des informations, en discutant directement avec les concernés de son étude et en assistant à des cérémonies, après avoir lié d’amitié avec des professionnels du culte yoruba. Tout ce travail sur le terrain donnera lieu à ! Oh, mío Yemayá ! publié en 1936 et  Manual de santería en 1942.
Lydia CABRERA et Rómulo LACHATAÑERÉ  ont une approche  méthodologique scientifique que préconise MALINOWSKI dans la recherche anthropologique sociale et culturelle. La recherche doit s’inscrire dans la durée ; ce qui permet une observation participante, directe des sociétés qui constituent l’objet d’étude. Cette période permet également au chercheur de se familiariser avec son sujet tout en apprenant leur langue et en faisant contre les préjugés. Un autre aspect non moins négligeable est d’attribuer la parole aux observés ; et c’est ce que font nos deux anthropologues.
II/Anthropologie et littérature : enjeux.
L’espace que nous offre la deuxième édition du Salon International du Livre et des Arts de Libreville, dans le thème « l’Afrique au carrefour du livre et des Arts », est un lieu de rencontre pour découvrir aussi l’Afrique présente dans les Amériques noires, une Afrique qui se laisse raconter cette fois par le biais de l’écriture. Stira Ndong ne disait il pas qu’il joue du mvett sur du papier ?
Titrer la deuxième partie de cette communication anthropologie et littérature : quels enjeux ? c’est simplement le rappel de la relation entre les deux disciplines.  L’anthropologie se nourrit et puise dans la tradition orale. Dans le cas de Cuba qui est notre cadre de recherche, les anthropologues cubains de la première moitié du XXe siècle  font la collecte des récits oraux d’origine africaine ; des récits qui sont arrivés au lecteur d’aujourd’hui grâce à la mémoire des descendants d’esclaves. Une fois les données collectées et organisées, elles sont mises en écriture, après évidemment des phases de traduction et de transcription par les « auteurs ». Les récits qui constituent notre corpus donnent également à lire l’évocation de l’Afrique, les différentes étapes historique et culturelle dans la construction du noir, puis les conditions sociale, économique et politique dudit noir. Les récits fondateurs des textes demeurent ceux sur les systèmes de croyances d’origine africaine. Ces discours anthropologiques s’inscrivent dans le contexte de la négritude, donc de sa réception et de son appropriation dans les Caraïbes. Lesdits discours donnent à connaître l’espace culturel et philosophique de cette autre population cubaine. Les éléments culturels noirs constituent une résistance et une possibilité dans l’avenir.
Louis Van DELFT écrit dans Littérature et anthropologie que la littérature constitue comme le forum, le lieu de tous le plus commun où la nature humaine se donne à connaître. Cette pensée semble traduire la continuité qui existe entre l’oralité et l’écriture, le livre devenant ainsi un médium. La tradition se poursuit dans le livre et de ce fait le livre devient une représentation du passé absent. Nous n’allons pas nous étendre sur la problématique du passage oral au passage écrit, la lettre et la voix pour reprendre le titre de Paul Zumthor. Nous rappellerons  simplement que « l’émotion étant nègre » elle va se perdre dans la transcription. Et quand à l’écriture, voici ce que pense Jack GOODY, dans Entre l’oralité et l’écriture.
« Par le monde entier, les techniques de l’écriture ont été employées pour acquérir, c'est-à-dire aliéner, la terre des peuples de l’oralité. C’est un instrument très puissant, dont l’emploi est rarement dépourvu de signification sociale, économique et politique…Là où il y a écriture, les « classes » ne sauraient être loin. »
D’autres nous ont précédé dans ce champ. Toutefois la particularité du discours anthropologique dans Les Caraïbes réside dans son genre : le conte. L’écriture est un pouvoir car les écrits persistent à travers le temps. Le conte afro-cubain, souvent ethnologique, autorise la création d’archives, de collectes de données et des textes fondateurs qui éclairent et ouvrent des voies aux futures générations. Le conte est une forme brève proche de l’oral. Le conte ethnologique est le témoin de la société dans laquelle il est créé et prononcé. Il est le vecteur d’une identité culturelle. Et pour finir, dans L’effet d’écriture en anthropologie, georges BALANDIER  déclare que « l’anthropologie est aussi ce qu’est la littérature, c'est-à-dire une recherche permanente de ce qui constitue l’expérience humaine dans sa totalité et son continuel devenir.
BIBLIOGRAPHIE
CABRERA, , Lydia (1989); Cuentos negros de Cuba. Barcelona, Icaria.
                        (1972) _ Por qué…Cuentos negros de Cuba. Madrid, Colección del chicherukú en el exilio.
                          (1971 )    Ayapá; Cuentos de Hicotea. Zaragoza, Ediciones universal, 1971.
CASTELLANOS, Jorge,
CROS, E (2005); Le sujet culturel. Sociocritique et psychanalyse. Paris, L’harmattan.

DELFT, Louis Van, Littérature et anthropologie. Paris, Puf, 1993.
GEERTZ, Clifford, Ici et Là-bas. L’anthropologue comme auteur. Paris, Editions Métailié, 1996.
GILBERT, Muriel, L’identité narrative. Une reprise à partir de Freud de la pensée de Paul Ricoeur. Genève, Labor et fides. 2001.
LACHATAÑERÉ, Rómulo, El sistema religioso de los afrocubanos. La Habana, Editorial de ciencias sociales. 1992.
ORTIZ, Fernando (1906) , El Hampa afrocubana; Los negros brujos (Apuntes para un estudio de etnologia criminal). Madrid, Ed América, .
                                       -Los negros esclavos
                                        -Los negros curros
                             (1913 ) - Entre Cubanos; psicología tropical. La Habana, Ciencias sociales,




[1] 1513 : débarquement des premiers esclaves noirs à Cuba, deux ans après l’arrivée des Espagnols.
[2] Edmond CROS, Le sujet culturel. Sociocritique et psychanalyse. Paris, L’Harmattan. 2005, pp41-42
[3] Edmond CROS op cit p 31.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire